La construction de la ville de Bordeaux (33) à travers les siècles… et la pierre

Longtemps appelée « La Belle Endormie » en référence à ses trésors architecturaux délaissés, et située au Carrefour de l’Océan Atlantique, de la forêt des Landes et de l’Estuaire de la Gironde, Bordeaux dispose d’un patrimoine incroyable, riche et varié, associé à une histoire géologique fascinante. Si de l’Antiquité au 19ème siècle, la fameuse pierre de Bordeaux a dominé la construction locale, des pierres des Charentes, de l’Ain, de l’Yonne et même du bout du monde se cachent aussi au cœur de la cité. Coup de projecteur sur les pierres qui ont depuis son origine façonné la ville, aujourd’hui classée au patrimoine mondial de l’UNESCO.

Remontons 30 millions d’années en arrière. À l’époque où l’Aquitaine était sous les eaux et en climat subtropical, où la mer formait un golfe à l’emplacement de l’actuel plateau de l’Entre-Deux-Mers. La ligne de rivage se situait beaucoup plus à l’est, à une centaine de kilomètres du littoral actuel. Y débouchait un delta charriant argiles et sables.

C’est bon, vous y êtes ?

Ce voyage dans le temps est essentiel pour comprendre le lien entre le bâti urbain que vous observez aujourd’hui dans les rues bordelaises et l’histoire géologique locale. En effet, c’est durant cette période oligocène de l’ère tertiaire que l’accumulation de débris d’étoiles de mer associés à des fragments de coquilles et de coraux donne naissance à une formation sédimentaire appelée le calcaire à astéries. Des millions d’années plus tard, cette formation géologique devenue roche servira de matériau de construction original et emblématique de la capitale girondine, sous le nom de « pierre de Bordeaux ».

 

 

La pierre de Bordeaux et ses variantes

 

Reine de l’architecture locale, la pierre de Bordeaux est en effet omniprésente dans les constructions de la ville et apparaît sous diverses variétés. On retrouve ainsi la pierre de Marcamps, la pierre de Saint-Macaire, la pierre de Bourg, la pierre de Langoiran ou encore la pierre de Frontenac. Toutes sont issues de la même formation géologique : le fameux calcaire à astéries. Ces déclinaisons correspondent aux différents sites d’extraction.

Et puis il y a les variétés relatives aux différentes structures de la roche, en fonction des apports sableux, argileux et calcaires. Les roches présentent alors des apparences distinctes, que l’on appelle des faciès, c’est-à-dire des grains plus ou moins fins ou grossiers.

La roche de moins bonne qualité, extraite en surface, est principalement utilisée pour la mise en place d’enrochements de soutien. Celle destinée à la taille de pierre de construction se recherche plus en profondeur.

Ainsi, si Bordeaux donne l’impression d’être construite avec la même pierre, elle fait en réalité appel à une grande diversité de roches… voire des sources de matériaux très différents au cours du temps. C’est ce que nous allons découvrir dans la suite de l’article.

 

 

De Burdigala à Bordeaux : la roche locale privilégiée

 

 

La pierre de Bordeaux chez les Romains

 

C’est vers 300 après J. C. que les premières pierres de Bordeaux commencent à façonner la ville, alors appelée Burdigala. Temples, aqueducs et thermes sont bâtis avec la roche calcaire locale. Il ne reste aujourd’hui à Bordeaux qu’un seul vestige de cette période gallo-romaine : l’amphithéâtre du Palais Gallien. On peut encore admirer une porte monumentale et quelques arcatures et départs de murs où alternent briques et moellons calcaires. « Extraites des falaises de Roque de Thau, le long de l’estuaire de la Gironde au Sud de Blaye, les pierres étaient acheminées par bateau jusqu’à Bordeaux » relate Michèle Caro, co-auteure de « Promenades géologiques dans Bordeaux ». Incendié par les Francs, l’amphithéâtre fut abandonné et transformé en carrière de pierres au Moyen-Âge. Difficile aujourd’hui de s’imaginer qu’à l’Antiquité le lieu pouvait accueillir jusqu’à 20 000 spectateurs !

 

Des siècles de construction et de commerce

 

L’histoire de la pierre de Bordeaux dans la capitale girondine ne s’arrête pas là !

De l’Antiquité au 18ème siècle, le matériau est privilégié par les bâtisseurs de la ville. Les premières maisons bordelaises sont ainsi construites avec des pierres venues de Langoiran par la Garonne. À partir du 16ème siècle, de nombreuses carrières de l’Entre-Deux-Mers exploitent cette pierre si caractéristique.

« Les blocs de pierre arrivés à bord des gabares, navigations traditionnelles destinées au transport de marchandises, sont alors taillés directement sur les quais de Bordeaux pour être ensuite utilisés par les maçons » rapporte Michèle Caro. En effet, entre le quai de la Grave et le quai de Paludate se tenait un marché aux pierres, haut lieu de ce commerce de la pierre de Bordeaux.

À cette période, l’utilisation de pierres venues d’autres régions reste assez anecdotique. C’est néanmoins le cas pour la sculpture des mascarons, ces 800 masques de pierre qui ornent les façades bordelaises dès le 17ème siècle. Ils ont été majoritairement façonnés en pierre de Taillebourg, importée de Charente, un calcaire plus tendre et plus facile à travailler.

 

 

Le 18ème siècle : âge d’or de la pierre de Bordeaux

 

Le 18ème siècle voit naître des bâtiments emblématiques de Bordeaux, toujours présents aujourd’hui et ravalés régulièrement : le Palais de la Bourse et le Grand-Théâtre sont notamment la vitrine architecturale de Bordeaux. Différentes variétés de la pierre de Bordeaux sont ici utilisées. Parmi elles, la pierre de Bourg, extraite des carrières souterraines de la région de Bourg-sur-Gironde. Cette roche calcaire blonde à grain fin est sans doute l’une des plus nobles et des plus homogènes. Nous la retrouvons encore dans de nombreuses constructions prestigieuses de la ville : la cathédrale St André, la Porte Cailhau et le palais Rohan.

 

« Tout ce qui est parement de façade est réalisé avec la pierre locale » précise Michèle Caro. « Dans les carrières, les bancs de qualité étaient sélectionnés avec davantage de soin pour un meilleur rendu esthétique. Mais pour l’édification des premières assises de la ville, on fait appel à une roche plus dure, plus résistante à la compression : la pierre de Saint-Macaire. Extraits de carrières proches de Langon, ses blocs étaient laissés à l’air libre pendant 2 ans. Évaporation et précipitation du carbonate de calcium engendrent alors le calcin qui scelle les grains de la roche, augmentant ainsi sa dureté. »

Le choix de la pierre de Bordeaux dans toute sa diversité durant tant d’années offre ainsi à la ville une homogénéité visuelle et un charme distinctif.

 

 

Jusqu’à ce que le pont de Pierre vienne tout bousculer

 

Construit en briques et en pierre de Saint-Macaire, entre 1810 et 1822 sur ordre de Napoléon 1er, le célèbre pont de Pierre bordelais a beau s’intégrer parfaitement à l’architecture locale, il va néanmoins en bousculer les aspects. L’ouvrage permet en effet d’enjamber la Garonne, longtemps considérée comme infranchissable, reliant ainsi le centre de Bordeaux au quartier de la Bastide sur la rive droite. Il facilite alors la circulation des marchandises… dont la pierre.

En 1852, la gare d’Orléans, devenue ensuite gare de Bordeaux-Bastide, aujourd’hui lieu culturel emblématique de la ville, vient à son tour chambouler le commerce des matériaux. Dès lors, les bâtisseurs sont allés s’approvisionner dans d’autres régions, au détriment de la pierre de Bordeaux. « Les trains arrivaient alors du Poitou-Charentes, où dans des carrières ouvertes on exploitait une roche calcaire plus blanche, plus homogène, beaucoup plus esthétique », précise Michèle Caro.

Le nouveau visage minéral de la capitale girondine

 

Des roches venues d’ailleurs

 

Si la pierre de Bordeaux est encore utilisée au 19ème siècle dans le bâti urbain, on lui préfère de plus en plus des pierres venues d’autres régions comme le Jura, l’Ain ou l’Yonne, pour des raisons économiques et pour leurs qualités en tant que matériaux de construction.

La Fontaine des Trois Grâces en témoigne parfaitement : son piédestal est en marbre du Jura et l’entourage en pierre de Massangis, une roche calcaire de couleur jaune extraite dans la région de Tonnerre, dans l’Yonne.

La façade de la Société Générale Sud-Ouest, proche du Grand Théâtre, est elle aussi un exemple parfait de l’utilisation des pierres régionales, comme la pierre de Vilhonneur. Calcaire oolithique plus blanc, plus dur, plus résistant à l’eau de pluie, il provient de Charente, en bordure nord du Bassin aquitain, riche en carrières creusées dans des terrains datés du jurassique de l’ère secondaire. La pierre de Nersac quant à elle, importée également de Charente, couronne l’immeuble qui repose sur un soubassement en pierre de Villebois, venue du Jura.

Parmi ces réalisations du 19ème siècle, le Monument aux Girondins situé sur la célèbre Place des Quinconces a lui aussi nécessité l’utilisation de la pierre de Villebois sur les murs de la colonne et les balustres de la terrasse. Plus étonnant encore, « son soubassement est constitué de granite gris contenant de grands cristaux de feldspath rose, venant de l’Aber Ildut en Bretagne » rapporte Michèle Caro. « Ainsi, à cette époque, des roches sédimentaires coexistent avec des roches magmatiques, ce qu’on ne retrouve jamais au 18ème siècle. »

 

 

 

Le 19ème siècle à Bordeaux : un tournant architectural

 

Les constructions bordelaises du 19ème présentent dès lors des différences visuelles certaines par rapport à celles qui les ont précédées. Bien qu’il y eût des efforts pour maintenir une certaine harmonie avec le patrimoine existant à base de pierre de Bordeaux, ces nouvelles roches venues d’ailleurs, associées à de nouveaux matériaux de construction comme le béton, l’acier et le verre apportent une touche plus contemporaine à la ville. Le style Art déco, l’urbanisation croissante et l’audace d’architectes plus avant-gardistes viennent aussi façonner le caractère singulier du Bordeaux que nous connaissons aujourd’hui.

 

Place aux pierres du bout du monde

 

Plus récemment, au 20ème et en ce début de 21ème siècle, des pierres ont pu carrément être importées d’autres continents, notamment d’Asie, faisant fi des enjeux environnementaux et sociaux actuels. Pavés de grès et granite jaune venant d’Inde bordent le tracé du tramway, granite gris foncé microcristallin en provenance de Chine constitue le socle du fameux Miroir d’eau sur les quais.

L’un des chantiers contemporains emblématiques de Bordeaux est aussi celui de la rue Sainte-Catherine, la plus ancienne rue piétonne de la ville. L’architecte urbaniste Jean-Michel Wilmotte souhaitait ici deux bandes de pierre gris foncé encadrant une bande centrale de pierre claire. Le choix s’est alors porté sur des dalles de pierre marbrière beige extraites des carrières du Bugey, dans l’Ain, bordées de marbre noir à veines de calcite blanche. Toutes ces roches ont comme propriété de pouvoir être polies.

 

Frontenac, seule rescapée des carrières de pierre de Bordeaux

 

Si la pierre de Bordeaux n’est plus aussi utilisée dans la région, une carrière est néanmoins toujours en activité. Il s’agit de la carrière de Frontenac. Sa roche est donc la dernière variété de la pierre de Bordeaux à être extraite.

Le calcaire à astéries exploité ici sert encore essentiellement pour des rénovations, comme pour celle de la Flèche Saint-Michel, ou des dalles de placage de quelques centimètres d’épaisseur. La quantité produite reste très modeste.

 

La renaissance de la Flèche de Bordeaux

 

Haute de 114 mètres, la Flèche Saint-Michel surplombe la ville de Bordeaux. Fragilisé par le temps, le troisième plus haut clocher de France est en travaux depuis novembre 2021.

300 pierres altérées sont remplacées par de nouveaux blocs issus de la carrière de Frontenac. Les pierres sont taillées au pied du clocher puis retaillées une seconde fois, au moment de la pose, pour que tout s’agence parfaitement. Un chantier exceptionnel qui devrait s’achever courant 2026.

 

La Vie en Pierre vous a donné envie de découvrir Bordeaux autrement, sous le prisme du minéral ? Alors munissez-vous du guide « Promenade géologique à Bordeaux », l’ouvrage de Michèle Caro et Thierry Mulder, paru aux Éditions Biotope, Éditions du Museum et BRGM Éditions.

N’hésitez pas également à contacter C.A.P.Terre, une association d’anciens géologues et professeurs qui organise des visites de Bordeaux sous l’angle des roches. Michèle Caro est membre actif de cette association, partenaire de l’UNICEM Nouvelle-Aquitaine.

 

À l’issue de ces visites originales, partagez-nous vos plus belles photos de Bordeaux avec @lavieenpierre sur les réseaux sociaux !